La multiplication des phénomènes climatiques extrêmes et l’aggravation du réchauffement planétaire placent la question des émissions de gaz à effet de serre (GES) au centre des préoccupations juridiques contemporaines. Face à l’urgence climatique, le droit évolue pour établir un cadre de responsabilité applicable aux principaux émetteurs. Cette évolution marque un tournant décisif dans l’appréhension juridique des dommages environnementaux, transformant progressivement un problème global en une série de responsabilités individuelles identifiables et sanctionnables. Les tribunaux du monde entier sont désormais saisis d’affaires climatiques visant à faire reconnaître la responsabilité des États et des entreprises pour leur contribution aux émissions excessives de GES.
Fondements juridiques de la responsabilité climatique
La responsabilité pour émissions excessives de gaz à effet de serre s’appuie sur plusieurs fondements juridiques qui se sont développés au fil des dernières décennies. Le droit international a posé les premières pierres avec la Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) de 1992, suivie du Protocole de Kyoto en 1997 et de l’Accord de Paris en 2015. Ce dernier fixe l’objectif de maintenir le réchauffement climatique bien en-dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels.
Au niveau des droits nationaux, la responsabilité climatique s’articule autour de plusieurs mécanismes juridiques. Le droit civil offre des recours fondés sur la responsabilité délictuelle, notamment via le principe du pollueur-payeur. Dans plusieurs juridictions, le devoir de vigilance impose aux entreprises d’identifier et de prévenir les risques liés à leurs activités, y compris les risques climatiques. Le droit constitutionnel est également mobilisé, avec la reconnaissance dans certains pays d’un droit fondamental à un environnement sain.
Le principe du pollueur-payeur
Ce principe fondamental du droit de l’environnement établit que les coûts des mesures de prévention, de réduction et de lutte contre la pollution doivent être supportés par le pollueur. Consacré par l’OCDE dès 1972 et intégré dans le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (article 191), il constitue le socle théorique de nombreuses législations environnementales. Son application aux émissions de GES se traduit par des mécanismes comme la taxe carbone ou les marchés de quotas d’émission.
La responsabilité civile climatique
L’adaptation du régime classique de la responsabilité civile aux dommages climatiques pose des défis considérables. La démonstration du lien de causalité entre les émissions d’un acteur spécifique et un dommage climatique particulier reste complexe en raison du caractère diffus et cumulatif des émissions de GES. Néanmoins, les tribunaux commencent à développer des approches novatrices, comme la théorie de la causalité partielle ou proportionnelle, qui permet d’établir la responsabilité d’un émetteur en fonction de sa contribution relative aux émissions globales.
- Responsabilité délictuelle fondée sur la faute ou la négligence
- Responsabilité du fait des produits appliquée aux combustibles fossiles
- Théories de la nuisance publique et privée
- Responsabilité fondée sur la violation d’obligations fiduciaires
L’évolution des connaissances scientifiques sur le climat renforce progressivement la base factuelle sur laquelle peut s’appuyer la responsabilité juridique. Les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) constituent désormais des références incontournables dans les contentieux climatiques, facilitant la démonstration de la prévisibilité des dommages liés aux émissions excessives de GES.
L’émergence du contentieux climatique mondial
Le phénomène du contentieux climatique s’est considérablement développé depuis les années 2010. Ces actions judiciaires visent à faire reconnaître la responsabilité des États et des entreprises pour leur contribution au changement climatique ou leur inaction face à cette menace. Le Sabin Center for Climate Change Law de l’Université Columbia répertorie plus de 2000 affaires climatiques dans le monde, démontrant l’ampleur de cette tendance.
L’affaire Urgenda aux Pays-Bas constitue un précédent majeur. En 2019, la Cour suprême néerlandaise a confirmé que l’État avait l’obligation de réduire ses émissions de GES d’au moins 25% d’ici fin 2020 par rapport aux niveaux de 1990, sur le fondement de son devoir de protection des droits humains. Cette décision historique a inspiré des contentieux similaires dans de nombreux pays.
En France, l’Affaire du Siècle a marqué un tournant. En 2021, le Tribunal administratif de Paris a reconnu la carence fautive de l’État français dans la lutte contre le changement climatique et lui a ordonné de prendre des mesures supplémentaires pour respecter ses engagements de réduction des émissions de GES. Cette décision a été confirmée par le Conseil d’État dans l’affaire Grande-Synthe.
Les contentieux contre les entreprises
Les actions en justice visant les entreprises se multiplient également. L’affaire Milieudefensie c. Shell aux Pays-Bas illustre cette tendance. En mai 2021, le tribunal de district de La Haye a ordonné à Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 par rapport à 2019. Cette décision révolutionnaire étend la responsabilité climatique aux émissions indirectes (scope 3) résultant de l’utilisation des produits vendus par l’entreprise.
Aux États-Unis, plusieurs municipalités et États ont intenté des poursuites contre des compagnies pétrolières, alléguant qu’elles ont sciemment contribué au changement climatique tout en dissimulant les risques associés à leurs produits. Ces affaires s’inspirent du modèle des litiges contre l’industrie du tabac, invoquant des théories juridiques comme la nuisance publique, la négligence ou la responsabilité du fait des produits.
- Actions fondées sur la tromperie des consommateurs
- Poursuites pour greenwashing et communication trompeuse
- Contentieux actionnariaux liés à la gestion des risques climatiques
- Recours contre les institutions financières finançant les énergies fossiles
Le contentieux climatique ne se limite pas aux tribunaux nationaux. Des procédures sont également engagées devant des instances internationales. La Commission interaméricaine des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies ont été saisis de pétitions alléguant des violations des droits humains liées au changement climatique. Ces approches novatrices témoignent de l’internationalisation croissante de la responsabilité climatique.
Responsabilité des États face au changement climatique
Les États sont les premiers acteurs visés par les obligations de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Leur responsabilité s’articule autour de plusieurs dimensions juridiques. Sur le plan international, les traités climatiques établissent des obligations contraignantes, bien que leur mise en œuvre reste souvent insuffisante. L’Accord de Paris a instauré un système de contributions déterminées au niveau national (CDN), par lequel chaque État définit ses propres objectifs de réduction.
Au niveau constitutionnel, de nombreux pays ont intégré la protection de l’environnement dans leur loi fondamentale. En France, la Charte de l’environnement de 2004, qui a valeur constitutionnelle, consacre le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Ces dispositions constitutionnelles servent de fondement à des recours contestant l’inaction climatique des gouvernements.
L’obligation de diligence climatique des États
Les tribunaux développent progressivement une jurisprudence reconnaissant une obligation de diligence climatique à la charge des États. Cette obligation découle souvent de l’interprétation dynamique des droits fondamentaux. Dans l’affaire Neubauer et al. c. Allemagne (2021), la Cour constitutionnelle fédérale allemande a jugé que la loi climatique allemande violait les droits fondamentaux des jeunes générations en reportant indûment l’effort de réduction des émissions après 2030.
De même, dans l’affaire Klimaatzaak en Belgique, le tribunal de première instance de Bruxelles a reconnu en 2021 que les autorités belges avaient manqué à leur devoir de diligence en n’adoptant pas des politiques climatiques suffisamment ambitieuses. Ces décisions établissent progressivement un standard de comportement attendu des États face à la menace climatique.
La responsabilité extraterritoriale
Une question juridique émergente concerne la responsabilité des États pour les impacts climatiques de leurs activités au-delà de leurs frontières. Dans une opinion consultative de 2017, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a reconnu que les États ont l’obligation de prévenir les dommages environnementaux transfrontaliers qui pourraient affecter les droits humains. Cette approche pourrait s’appliquer aux émissions de GES, dont les effets se font sentir à l’échelle mondiale.
- Responsabilité pour le financement de projets à forte intensité carbone à l’étranger
- Obligations liées aux émissions importées (empreinte carbone)
- Devoir d’assistance aux pays vulnérables pour l’adaptation climatique
- Responsabilité historique des pays développés
La question des pertes et préjudices liés au changement climatique gagne en importance dans les négociations internationales. Le mécanisme de Varsovie, établi en 2013 sous l’égide de la CCNUCC, vise à aborder cette problématique. La COP27 à Sharm el-Sheikh a marqué une avancée significative avec l’accord sur la création d’un fonds pour les pertes et préjudices, reconnaissant implicitement une forme de responsabilité des pays développés envers les nations les plus vulnérables.
Responsabilité des entreprises et acteurs économiques
Les entreprises font face à des obligations croissantes concernant leurs émissions de gaz à effet de serre. Cette évolution s’inscrit dans le cadre plus large de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les décisions d’investissement. Les mécanismes juridiques encadrant cette responsabilité se diversifient et se renforcent.
La loi française sur le devoir de vigilance de 2017 constitue une avancée majeure. Elle impose aux grandes entreprises d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance identifiant les risques d’atteintes graves envers l’environnement résultant de leurs activités. Des législations similaires émergent dans d’autres pays, comme la loi allemande sur la chaîne d’approvisionnement ou la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance.
Obligations de reporting climatique
Les exigences de transparence concernant l’impact climatique des entreprises se multiplient. Le règlement européen sur la publication d’informations en matière de durabilité (CSRD) renforce considérablement les obligations de reporting extra-financier. Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) a proposé des règles obligeant les entreprises cotées à divulguer leurs risques climatiques et leurs émissions de GES.
Ces obligations de reporting créent un fondement juridique pour engager la responsabilité des entreprises en cas d’informations incomplètes ou trompeuses. Les investisseurs et actionnaires intentent de plus en plus d’actions en justice lorsqu’ils estiment avoir été induits en erreur sur les risques climatiques associés à leurs investissements. L’affaire Commonwealth c. ExxonMobil aux États-Unis illustre cette tendance.
Responsabilité fiduciaire et climatique
Les administrateurs de sociétés et les gestionnaires d’actifs sont soumis à des obligations fiduciaires qui évoluent pour intégrer les considérations climatiques. Dans plusieurs juridictions, les tribunaux commencent à reconnaître que l’omission de prendre en compte les risques climatiques peut constituer un manquement au devoir de diligence des dirigeants.
En Australie, l’affaire McVeigh c. Retail Employees Superannuation Trust a établi qu’un fonds de pension avait l’obligation de prendre en compte les risques climatiques dans sa stratégie d’investissement au titre de son devoir fiduciaire. Cette jurisprudence influence progressivement les pratiques des investisseurs institutionnels à l’échelle mondiale.
- Responsabilité des émetteurs d’obligations vertes
- Litiges relatifs aux engagements climatiques volontaires
- Contentieux contre les certifications environnementales trompeuses
- Actions contre les banques finançant des projets à forte intensité carbone
Les engagements volontaires des entreprises en matière climatique, comme les objectifs de neutralité carbone, deviennent progressivement contraignants sur le plan juridique. Les tribunaux et les autorités de régulation considèrent de plus en plus que ces déclarations publiques créent des attentes légitimes dont la violation peut engager la responsabilité de l’entreprise. Cette évolution transforme des engagements initialement volontaires en véritables obligations juridiques.
Vers un régime juridique de réparation des dommages climatiques
La question de la réparation des dommages climatiques constitue un défi juridique majeur. Comment évaluer et compenser les préjudices résultant des émissions excessives de gaz à effet de serre? Les mécanismes traditionnels de responsabilité civile se heurtent à plusieurs obstacles : difficulté d’établir un lien de causalité direct, multiplicité des émetteurs, caractère diffus et prospectif des dommages.
Néanmoins, des solutions innovantes émergent. La théorie de la responsabilité proportionnelle propose d’attribuer la responsabilité en fonction de la contribution historique de chaque émetteur aux émissions globales. Cette approche a été évoquée dans plusieurs contentieux climatiques, notamment dans l’affaire Lliuya c. RWE en Allemagne, où un agriculteur péruvien demande au géant énergétique allemand de contribuer proportionnellement aux coûts de protection contre la fonte d’un glacier menaçant sa communauté.
La question des dommages et intérêts climatiques
L’évaluation monétaire des dommages climatiques pose des questions complexes. Comment chiffrer la perte de biodiversité, la submersion d’îles ou les déplacements de population? Les économistes et juristes développent des méthodologies pour quantifier ces préjudices, s’appuyant notamment sur le concept de coût social du carbone, qui estime la valeur actualisée des dommages futurs causés par l’émission d’une tonne de CO2.
Au-delà de la compensation financière, la réparation peut prendre d’autres formes. Les injonctions structurelles ordonnant des réductions d’émissions ou des transformations industrielles constituent une forme de réparation en nature. Dans certaines affaires, les tribunaux ont ordonné des mesures de réhabilitation environnementale ou la mise en place de programmes d’adaptation climatique.
Fonds d’indemnisation et mécanismes assurantiels
Face aux limites des recours individuels, des mécanismes collectifs de réparation se développent. Des propositions de fonds d’indemnisation climatique s’inspirent de précédents comme le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante ou des marées noires. Ces fonds pourraient être alimentés par des taxes sur les émissions de carbone ou des contributions obligatoires des principaux émetteurs historiques.
L’industrie de l’assurance joue également un rôle croissant dans la gestion des risques climatiques. Les assureurs développent de nouveaux produits couvrant spécifiquement les risques liés au changement climatique, tout en intégrant ces risques dans leurs modèles actuariels traditionnels. Cette évolution contribue à la création d’un marché de transfert des risques climatiques.
- Mécanismes de compensation carbone et leur valeur juridique
- Responsabilité pour non-respect des engagements de neutralité carbone
- Développement de l’assurance paramétrique pour les risques climatiques
- Rôle des obligations catastrophe (cat bonds) dans le financement de l’adaptation
La question de la prescription constitue un enjeu majeur pour les actions en réparation des dommages climatiques. Les effets des émissions de GES se manifestent sur plusieurs décennies, bien au-delà des délais de prescription habituels. Certains tribunaux commencent à adapter les règles de prescription pour tenir compte de cette spécificité, notamment en appliquant la théorie de la découverte tardive du dommage ou en reconnaissant le caractère continu du préjudice climatique.
L’avenir de la responsabilité climatique : vers un droit climatique intégré
L’évolution de la responsabilité pour émissions excessives de gaz à effet de serre dessine les contours d’un véritable droit climatique en formation. Cette branche émergente du droit se caractérise par son caractère transversal, empruntant à diverses disciplines juridiques tout en développant ses propres principes et mécanismes. Sa maturation pourrait transformer profondément notre appréhension juridique des enjeux environnementaux.
L’une des tendances majeures est l’intégration croissante des droits humains dans les contentieux climatiques. Des juridictions du monde entier reconnaissent progressivement que le changement climatique menace directement la jouissance de droits fondamentaux comme le droit à la vie, à la santé ou à un environnement sain. Cette approche fondée sur les droits renforce considérablement le fondement juridique des actions en responsabilité climatique.
Le développement de la justice climatique
Le concept de justice climatique gagne en importance dans le discours juridique et politique. Il reconnaît que les impacts du changement climatique affectent de manière disproportionnée les populations les plus vulnérables, souvent celles qui ont le moins contribué aux émissions historiques. Cette perspective éthique influence de plus en plus la formulation des obligations juridiques en matière climatique.
Des initiatives innovantes émergent pour donner voix aux intérêts des générations futures dans les processus juridiques actuels. Certains pays, comme la Hongrie ou le Pays de Galles, ont créé des postes de Commissaire aux générations futures. Des tribunaux ont reconnu la recevabilité d’actions intentées au nom des générations futures, comme dans l’affaire Juliana v. United States, où de jeunes plaignants allèguent que l’inaction gouvernementale face au changement climatique viole leurs droits constitutionnels.
Vers une responsabilité climatique préventive
Le droit de la responsabilité évolue d’une logique principalement réparatrice vers une approche plus préventive face à la menace climatique. Les principes de précaution et de prévention prennent une importance croissante, justifiant l’intervention judiciaire avant même la matérialisation complète des dommages climatiques. Cette évolution reflète la nature particulière du risque climatique, caractérisé par sa gravité potentielle et son irréversibilité partielle.
L’émergence du concept d’écocide comme crime international représente une autre tendance significative. Plusieurs juridictions nationales ont intégré ce crime dans leur droit pénal, et des propositions visent à l’inclure dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Cette évolution pourrait créer un nouveau fondement pour la responsabilité pénale des décideurs publics et privés dont les actions contribuent significativement au changement climatique.
- Développement de tribunaux spécialisés en matière climatique
- Émergence de mécanismes d’arbitrage pour les différends climatiques
- Intégration des considérations climatiques dans les évaluations d’impact
- Reconnaissance juridique des droits de la nature
La convergence entre les différents régimes juridiques – international, régional, national et local – dessine progressivement un système plus cohérent de gouvernance climatique. Les tribunaux jouent un rôle croissant dans l’articulation de ces différents niveaux, interprétant les obligations nationales à la lumière des engagements internationaux et des principes constitutionnels. Cette harmonisation jurisprudentielle contribue à l’émergence d’un véritable ordre public écologique mondial.
En définitive, la responsabilité pour émissions excessives de gaz à effet de serre constitue un domaine juridique en pleine effervescence. Son développement témoigne de la capacité du droit à s’adapter aux défis contemporains, en l’occurrence la plus grande menace environnementale de notre temps. À travers ce processus d’innovation juridique, le droit affirme son rôle comme instrument de transformation sociale au service de la préservation des conditions d’habitabilité de notre planète pour les générations présentes et futures.